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Comment j'ai retrouvé Livingstone - Premier chapitre

Premier chapitre du livre Comment j'ai retrouvé Livingstone, le récit d'Henry Stanley, Grand reporter au New York Herald, à qui l'on demande de rechercher et de trouver Livingstone.

Chapitre premier. De Madrid à Zanzibar.

Le 16 octobre de l'an du Seigneur 1869, j'étais à Madrid, calle de la Cruz ; j'arrivais du carnage de Valence. A dix heures du matin, Jacopo m'apporte une dépêche ; j'y trouve les mots suivants : « Rendez-vous à Paris ; affaire importante. » Le télégramme est de James Gordon Bennett junior, directeur du New-York Herald.

Mes tableaux sont décrochés de la muraille ; mes livres, mes souvenirs vont dans mes caisses ; mes effets sont réunis : ceux-ci à demi lavés ; ceux-là, pris sur la corde, à moitié secs. Deux heures de travail en toute hâte, et mes porte-manteaux sont bouclés et étiquetés.

L'express ne part qu'à trois heures ; j'ai le temps d'aller prendre congé des amis. J'en ai un rue de Goya, 6, au quatrième ; un correspondant de diverses feuilles quotidiennes de Londres. Il a plusieurs enfants auxquels je me suis tendrement attaché ; Willie et Charlie sont de mes amis intimes. Ils aimaient le récit de mes aventures, et j'avais du plaisir à les leur raconter ; il ne me reste plus à leur dire que le mot adieu.

J'ai, à la légation des États-Unis, des compatriotes dont l'entretien me charmait ‑ la fin de tout cela est arrivée.

« Vous écrirez, j'espère ; nous serons toujours heureux d'avoir de vos nouvelles. » Que de fois dans ma vie errante et fiévreuse j'ai entendu les mêmes paroles ! Que de fois j'ai subi la même angoisse, en quittant des amis non moins chers que ces derniers ! Mais un reporter volant doit savoir souffrir. Comme le gladiateur dans l'arène, il doit être prêt au combat ; un moment de faiblesse ou d'hésitation, et il est perdu. Le gladiateur va à la rencontre du fer qui est aiguisé pour sa poitrine ; le reporter court au devant de l'ordre qui peut l'envoyer à la mort. Festin ou bataille, c'est toujours la même formule : « Préparez-vous et partez. »

A trois heures j'étais en route. Obligé de m'arrêter à Bayonne, je n'arrivai à Paris que dans la nuit suivante. J'allai directement au Grand-Hôtel, et frappai à la porte de M. Bennett.

« Entrez, » dit une voix.

Je trouvai M. Bennett au lit.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

‑ Stanley.

‑ Ah ! oui. Prenez un siège ; j'ai pour vous une mission importante. »

Il se jeta sa robe de chambre sur les épaules, et me dit vivement :

« Où pensez-vous que soit Livingstone ?

‑ Je n'en sais vraiment rien, monsieur.

‑ Croyez-vous qu'il soit mort ?

‑ Possible que oui, possible que non.

‑ Moi, je pense qu'il est vivant, qu'on peut le trouver, et je vous envoie à sa recherche.

‑ A la recherche de Livingstone ! Mais c'est aller au centre de l'Afrique ! Est-ce là ce que vous entendez ?

‑ J'entends que vous partiez, que vous le retrouviez, n'importe où il soit, que vous rapportiez de lui toutes les nouvelles possibles ; et qui sait !... le vieux voyageur est peut-être dans le besoin. Prenez avec vous tout ce qui pourra lui être utile. Naturellement vous suivrez vos propres idées ; faites comme bon vous semblera ; mais retrouvez Livingstone. »

Très surpris de cet ordre qui m'envoyait froidement n'importe où, chercher un homme que presque tout le monde croyait mort, je posai cette question :

« Avez-vous réfléchi, monsieur, à la dépense qu'occasionnera ce voyage ?

‑ Combien coûtera-t-il ? demanda M. Bennett.

‑ Burton et Speke ont dépensé de trois mille à cinq mille livres, et je crains qu'il ne faille pas moins de deux mille cinq cents livres ; (soixante-deux mille cinq cents francs).

‑ Eh bien ! Vous prendrez d'abord mille livres ; quand elles seront épuisées, vous ferez une traite d'un nouveau mille, puis d'un troisième, et ainsi de suite ; mais retrouvez Livingstone. »

James Gordon Bennett

James Gordon Bennett, esq.

 

Je savais que lorsque M. Bennett a pris une résolution, il n'est pas facile de l'en détourner. Je crus néanmoins qu'il n'avait pas suffisamment envisagé le pour et le contre de ce projet dispendieux, et que je devais l'amener à en peser les conséquences.

« J'ai entendu dire, repris-je, que si monsieur votre père venait à mourir, vous vendriez l'Herald, et que vous vous retireriez des affaires.

‑ Ceux qui ont dit cela étaient dans l'erreur ; il n'y a pas assez d'argent à New-York pour acheter l'Herald. Mon père en a fait un grand journal ; je veux l'agrandir encore. J'entends que ce soit un journal dans toute la force du terme. Je veux lui faire publier tout ce qui, à n'importe quel titre, peut intéresser le monde ; et cela à n'importe quel prix. »

Dès lors, je n'ai plus rien à dire.

« Dois-je aller directement à la recherche de Livingstone ?

‑ Non ; vous assisterez à l'inauguration du canal de Suez. De là, vous remonterez le Nil ; j'ai entendu dire que Baker allait partir pour la Haute-Egypte ; informez-vous le plus possible de son expédition. En remontant le fleuve, vous décrirez tout ce qu'il y a d'intéressant pour les touristes, et vous nous ferez un guide, ‑ un guide pratique ; ‑ vous direz tout ce qui mérite d'être vu et de quelle manière on peut le voir.

Vous ferez bien, après cela, d'aller à Jérusalem ; le capitaine Warren fait, dit-on, là-bas des découvertes importantes ; puis à Constantinople, où vous vous renseignerez sur les dissentiments qui existent entre le khédive et le sultan.

Après—voyons un peu. Vous passerez par la Crimée et vous visiterez ses champs de bataille ; puis vous suivrez le Caucase jusqu'à la mer Caspienne ; on dit qu'il y a là une expédition russe en partance pour Rhiva. Ensuite vous gagnerez l'Inde, en traversant la Perse ; vous pourrez écrire de Persépolis une lettre intéressante. Bagdad sera sur votre passage ; adressez-nous quelque chose sur le chemin de fer de la vallée de l'Euphrate ; et quand vous serez dans l'Inde, embarquez-vous pour rejoindre Livingstone. A cette époque vous apprendrez probablement qu'il est en route pour Zanzibar ; sinon, allez dans l'intérieur, et cherchez-le jusqu'à ce que vous l'ayez trouvé. Informez-vous de ses découvertes. Enfin, s'il est mort, rapportez-en des preuves certaines. Maintenant bonsoir ; et que Dieu soit avec vous.

‑ Bonsoir, monsieur. Tout ce que l'humaine nature a le pouvoir de faire, je le ferai, ajoutai-je ; et, dans la mission que je vais accomplir, que Dieu soit avec moi. »

Je demeurai avec Edouard King, celui qui, maintenant, se fait un si beau nom dans la Nouvelle-Angleterre. C'était justement l'homme qui aurait appris avec le plus de joie l'action de M. Bennett, et le mandat que j'avais reçu, ravi qu'il aurait été d'en instruire le journal dont il était le correspondant. Moi-même j'aurais été heureux de lui parler de mon voyage et d'en discuter avec lui les éventualités ; mais je n'osais pas le faire. Bien qu'oppressé par l'énorme tâche qui se dressait devant moi, je devais paraître n'avoir d'autre but que celui de me rendre en Égypte.

King m'accompagna jusqu'à la gare du chemin de fer de Marseille ; puis nous nous séparâmes ; lui, pour aller lire les journaux chez Bowles ; moi, pour gagner la côte d'Afrique ; et après cela ‑ qui pouvait le savoir ?

Je remontai le Nil, et vis à Philge M. Higginbotham, mécanicien en chef de l'expédition de Baker. Pendant que j'étais là, un Français, un jeune fou, blessé d'avoir été pris pour un Égyptien par M. Higginbotham, en raison du fez dont il était coiffé, résolut de se battre au pistolet, afin de laver cette injure. Je parvins à empêcher ce duel, et je continuai ma route. A Jérusalem, j'eus un entretien avec le capitaine Warren ; je descendis dans l'une des fosses qu'il a fait creuser, et j'y vis les marques des ouvriers de Tyr sur les fondations du temple de Salomon.

Je visitai les mosquées de Istamboul avec le ministre résident et le consul des États-Unis. Je parcourus la Crimée et ses champs de bataille, tenant à la main l'excellent ouvrage de Kinglake. Je vis Palgrave à Trébizonde ; à Tiflis, le baron Nicolay, gouverneur civil du Caucase. Je logeai à Téhéran chez l'ambassadeur russe ; et, après avoir reçu, dans toute la Perse, le meilleur accueil des gentlemen de la Compagnie du télégraphe indo-européen, après avoir écrit mon nom sur l'un des monuments de Persépolis, j'arrivai dans l'Inde au mois d'août 1870.

Le 12 octobre, je m'embarquai à Bombay sur la Polly, mauvaise voilière, qui mit trente-sept jours à gagner l'île Maurice. La Polly avait pour contremaître un Écossais, natif de Leith, appelé William Lawrence Farquhar. C'était un excellent marin ; et, pensant qu'il pourrait m'être utile, je l'engageai pour toute la durée de l'expédition. Il ne devait recevoir d'émoluments qu'à partir du jour où nous prendrions terre sur la côte d'Afrique.

De Maurice à Zanzibar, il n'existe pas de communication directe ; il fallut aller aux Seychelles. Quatre jours après mon arrivée à Mahé, la plus importante des îles de ce groupe, j'eus la chance de trouver passage sur un baleinier américain ; et le 6 janvier 1871, j'abordai à Zanzibar avec Farquhar et Sélim, jeune Arabe chrétien que j'avais pris à Jérusalem en qualité d'interprète.

Je ne dis rien de ce long itinéraire, le livre qu'on va lire n'étant que le récit de ma recherche de Livingstone. C'est, je l'avoue, un simple compte rendu, fait à vol d'oiseau. Quelques-uns l'ont traité de roman ; je repousse dès maintenant cette accusation, qui tombera d'elle-même, avant que le lecteur soit à la fin du volume.

On trouvera dans les pages suivantes le mot « soldats » qui a besoin d'être expliqué. C'est la traduction littérale d'askari, nom hindou que se donnent à eux-mêmes les natifs de Zanzibar, ou du continent, qui forment l'escorte des voyageurs. Les askaris sont aux gages de ceux qui les emploient ; ils n'ont rien de commun avec l'armée, et ne prennent ce titre que parce qu'ils ont l'équipement militaire.

J'ai fait usage de la première personne du singulier peut-être plus souvent que la modestie n'aurait dû le permettre. Mais il faut se rappeler que ce sont mes propres aventures qui font le sujet du récit, et que jusqu'au moment où je rencontre Livingstone, mes impressions, mes actes, les difficultés que j'éprouve sont la partie la plus intéressante de ce que je peux avoir à dire.

Il est possible que j'aie écrit : mon entreprise ou ma caravane ; mais il n'en résulte pas que j'aie eu l'intention de me les approprier. On doit toujours comprendre que cette expédition est celle du New-York Herald : et que j'ai simplement été chargé de la conduire par M. James Gordon Bennett, dont je ne suis que le mandataire.