Les trois jambons de Maître Ysengrin
1ère aventure du Roman du Renard, où Renard vole les jambons de son oncle Ysengrin. Illustrations par Benjamin Rabier, adaptation par Jeanne Leroy-Allais.
Un matin, Renard entra chez son compère loup, l’œil morne et la fourrure mal lissée. La disette régnait au pays ; bien malgré lui, Renard faisait carême, et, ce matin-là, il se sentait, plus que de coutume, l’estomac creux et les dents longues.
Tout de suite, Ysengrin s’aperçut de l’état fâcheux de Renard, et, feignant une grande sollicitude :
— Qu’est-ce donc, beau neveu ? Vous avez l’air bien mal en point.
— Je suis, en effet, très mal en point, répondit Renard d’un ton piteux, et ma faiblesse est grande.
Ce disant, il tournait un œil d’envie vers trois beaux jambons qui pendaient aux solives, gras, roses et fumés à souhait.
Ysengrin surprit ce regard et demanda :
— N’avez-vous point déjeuné ?
— Hélas ! non.
Le loup fit un geste désolé, et, s’adressant à son épouse :
— Giremonde, faites bien vite cuire une rate à ce pauvre garçon... Ne vous défendez pas, beau neveu, elle est toute petite.
C’est précisément ce qui chiffonnait Renard que la rate fût si petite, et même que le mets offert ne fût qu’une rate. Le beau jambon des solives l’aurait beaucoup mieux accommodé.
— Vous avez là de superbes jambons, mon oncle, dit-il avec une convoitise qu’il cherchait en vain à dissimuler.
— Ma foi oui, superbes, répondit Ysengrin d’un air avantageux.
— À les mettre si bien en vue, ne craignez-vous point de tenter les passants, surtout par ce temps de disette ? Il serait peut-être sage de les manger sans délai et d’en faire profiter vos parents et amis.
— Certes non ! fit délibérément le loup : j’entends les manger à loisir et n’en faire profiter personne.
— À votre place, insista Renard confus de s’être laissé deviner, je les cacherais tout au moins soigneusement, et je crierais bien fort qu’on me les a volés.
— Nenny, je n’ai point peur des passants. Ils peuvent contempler mes jambons à leur aise, ils n’y goûteront point.
Sans rien dire de plus, Renard consomma la maigre pitance qui lui était offerte ; puis, la tête basse et la queue entre les jambes, il regagna son château de Maupertuis.
Mais Renard ne demeure pas volontiers sous le coup d’une défaite ou d’un affront, et il a plus d’un tour dans son sac.
La nuit suivante, il revient de son pas velouté à la demeure d’Ysengrin. Il grimpe sur le toit et, sans faire de bruit, y creuse un grand trou à l’endroit où les jambons sont suspendus ; il les décroche l’un après l’autre et les emporte chez lui, où sa femme, Ermeline, et ses enfants, Malebranche et Percehaye, attendent impatiemment le résultat de son expédition.
En hâte, on débite l’un des jambons, on le fait cuire, on le déguste, réparant ainsi d’un seul coup la diète sévère des jours passés.
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