Aller au contenu

Tel une flamme inquiète. L'arrestation d'Ambroise

Alors qu'Augustin a déjàa abandonné les idées manichéennes, Ambroise, évêque de Milan, est convoqué par l'Impératrice. Tout le monde sait qu'en fait, celle-ci veut le faire arrêter.

« Augustin ! Augustin !

— Ne pourrais-tu éviter de me déranger, Alype ?

— Voilà assez longtemps que nous te laissons en paix. Depuis des semaines tu t’enfermes dans ton antre. Cette fois, il faut laisser tes livres et tes parchemins.

— Tu choisis mal ton moment pour faire cette proclamation, cher Alype. C’est le paradis ici.

— Et au-dehors c’est l’enfer, Augustin, ils vont arrêter Ambroise !

— Quoi ? Pourquoi ? Je ne peux le croire !

— Ah ! Je pensais bien que cela secouerait ta torpeur. Qui ? La mère-impératrice, naturellement. La chère Justine. Et c’est, bien entendu, à cause de la basilique.

— Quelle basilique ?

— Augustin ! Tout Milan ne parle que de cela.

— Voilà deux semaines que je n’ai vu personne », dit Augustin.

Alype grogna quelque chose d’inintelligible. Il éprouvait un soulagement à voir Augustin un peu mieux, beaucoup mieux à vrai dire. Ils ne savaient pas, personne ne savait par quoi il était passé depuis la disparition soudaine de Mélania. Il ne voulait pas se l’avouer à lui-même, et moins encore aux autres. Il s’était laissé voir à dessein, en compagnie de cette femme, chez Verecundus. Mais il ressemblait à un fantôme, et il avait évité ses amis. Alype lui-même l’avait vu deux fois, et seulement pendant un instant. Puis, soudain, il avait disparu complètement. Verecundus disait que la nouvelle femme, Dione ou quel que fût son nom, était ennuyée à son sujet également.

Pourtant il semblait aller mieux.

« Qu’est-ce que toute cette histoire, Alype ? » demanda Augustin avec impatience.

Alype sourit.

« Eh bien ! Vois-tu, il y a deux semaines, l’impératrice a écrit à Ambroise, lui demandant d’abandonner une de ses églises de Milan, pour qu’elle soit affectée désormais au culte arien. C’est une arienne fanatique, comme tu le sais, bien que ce culte ait été interdit par la loi depuis longtemps. Il semble que, à l’exception de quelques personnages officiels soucieux de conserver ses faveurs, très peu de gens partagent sa conviction. Raison de plus pour qu’elle reclame une église pour servir de centre de propagande.

— Pourquoi n’en construit-elle pas une nouvelle ? » demanda Augustin.

Alype sourit.

« Quand la mère-impératrice Justine veut quelque chose, elle le veut immédiatement. Construire demandait des années. Bref, Ambroise a refusé. Ses églises sont les maisons de Dieu, et il n’en rendrait aucune pour devenir le centre d’un culte condamné. Il écrivit qu’il préférait mourir martyr que de céder. Romanien m’a dit ce matin que Justine était folle de rage, parlant d’insolence, de rébellion, et qu’elle avait donné l’ordre à Ambroise de paraître devant le Concile.

— Mais ceci n’est pas une arrestation ?

— Pas encore. Mais bientôt. Ambroise ne peut plus céder et l’impératrice ne le veut pas davantage. C’est l’heure où Ambroise doit se rendre au Palais. Et la nouvelle s’est répandue dans toute la ville. »

Augustin hocha la tête.

« Te rappelles-tu quand Symmaque me disait qu’il était trop grand pour moi ? J’étais un peu ulcéré alors. J’en conviens à présent. Il n’est pas seulement trop grand pour moi, il est aussi trop grand pour le Palais. Tu ne l’as pas encore rencontré ? Il faudra que je te mène à lui un jour. Je ne trouve pas que ce soit un érudit, mais…

— Tu l’as vu et tu ne sais pas si c’est un érudit ? De quoi avez-vous parlé ?

— De rien. Il était occupé à lire. Je ne voulais pas le déranger, alors je me suis assis dans un coin de la pièce, attendant qu’il pose son livre et qu’il parle. Je suis resté une heure environ, et il n’a pas levé les yeux. Alors je me suis levé doucement et je suis parti. »

Alype regarda son ami.

« Quand était-ce ? demanda-t-il désinvolte.

— Il y a quelques jours. Je… Je voulais le voir. J’étais plein d’une découverte que je venais de faire. Je voulais lui en parler, mais peu importe qu’il n’ait pas eu le temps. Je crois qu’il me faut continuer tout seul. »

Alype respira longuement.

« Même si je n’étais pas curieux de nature, comme je le suis, je ne pourrais m’empêcher de te demander ce que tu as découvert.

— Le commencement, Alype. Le commencement. J’étais aveugle, sinon j’aurais dû le savoir depuis longtemps. Et c’était là une mauvaise espèce d’aveuglement.

— J’ignorais qu’il y en eût une bonne, dit sèchement Alype.

— Ah ! Mais si ! Tiresias, l’ancien voyant, était aveugle, n’est-ce pas ? Pourtant il voyait mieux que les gens qui jouissaient de leurs deux yeux. Homère était aveugle. Et aveugle aussi, – du moins partiellement, – l’homme qui a écrit ceci.

— Qui était-ce ? Ou vit-il encore ?

— Non. Il est mort il y a plus de cent ans. C’est Plotin et ses Ennéades.

— Le platonicien ?

— Oui ; comme Platon, il voit deux mondes : le monde des sens, et le monde de l’esprit.

— Tu nous as appris cela il y a des années à Carthage.

— Oui, comme un aveugle qui parle à des aveugles. Plotin pensa longtemps avant d’enseigner. Il était clair, pour lui, que le second monde de l’esprit était le plus haut, parce qu’il était le plus réel ! – plus réel, cela signifie plus près de la réalité. La pensée est plus réelle que l’ouïe ou l’odorat. Pourtant la pensée n’a pas de prolongement dans l’espace, n’est-ce pas ?

— Non, pas que je sache. Donc ?…

— Donc il peut y avoir quelque chose qui existe et qui n’ait pas de prolongement dans l’espace. Mais alors, une chose qui n’a pas de prolongement dans l’espace n’est pas un corps !

— Je commence à voir où tu veux en venir.

— Tu commences à voir, moi aussi. J’ai commencé à voir que quelque chose existait que je croyais ne pas pouvoir exister, – le pur esprit. Puis je me suis rappelé ce qu’Ambroise répétait si souvent à ses gens : « La lettre tue, mais l’esprit vivifie. » Je doute fort qu’il ait jamais lu Plotin. Il semble en être arrivé là par une voie différente. Ensuite j’ai lu Porphyre, qui dit que l’esprit est cet aspect de la nature humaine, par lequel il pense aux images des corps. Cela me paraît incomplet. Ce doit être la partie la plus élevée de l’âme grâce à laquelle l’homme dépasse la nature animale. Et pas de prolongement dans l’espace, Alype, – pas de prolongement dans l’espace ! Alors si Dieu est un pur esprit, il n’a pas de prolongement dans l’espace, ce qui signifie que Dieu peut être partout en même temps, qu’il est omniprésent.

— Adieu Mani et toute sa pompe ! dit Alype. Tu l’as vaincu !

— Mani n’a jamais dû lire Plotin. Il ne savait pas. Donc, avec lui, tout devait être corps. Des corps plus ou moins denses, mais des corps pourtant. Alype, comment se peut-il que je n’aie pas encore pensé à cela ? Je cherchais la Vérité, n’est-ce pas ? Eh bien ! La Vérité par elle-même n’a pas de prolongement dans l’espace. Peut-elle donc n’être… rien ? Certes non. Donc, si c’est quelque chose et qu’elle n’ait pourtant pas de prolongement dans l’espace, c’est l’esprit. Je commence à y voir clair, Alype, – je commence à tâtonner ; – après douze années de recherches, c’est le commencement, Alype, le commencement ! »

Il s’épongea le front, l’excitation faisait trembler sa voix.

« Et j’ai encore trouvé autre chose : logos : le Mot ! C’est le commencement dans Platon. Le mot, le Logos, c’était Dieu. Dieu né de Dieu. Et ici vient encore la parabole terrifiante : le commencement du quatrième évangile chrétien, selon saint Jean. Je l’ai lu une douzaine de fois hier soir, – je le sais par cœur :

« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. En lui était la Vie, et la Vie était la Lumière des hommes. Et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas reçue. »

— Tu tentes l’impossible, dit Alype. Hercule lui-même ne s’attaquait qu’à un titan à la fois.

— Le Verbe était avant tous les temps, dit Augustin, respirant avec effort ; et l’autre jour encore Ambroise citait un des prophètes du vieux Testament qui disait que le Messie viendrait de toute éternité. Tout cela ne me paraît pas encore très clair ; je ne trouve pas les liens entre toutes les choses, mes idées sont trop confuses. Va, cher Alype, laisse-moi avec moi-même ; et avec ce qui va venir. »

Il y a quelque chose de sacré dans la naissance d’une idée comme dans toute naissance quelle qu’elle soit. Alype se retira sur la pointe des pieds.

Dans la rue régnait une atmosphère étrange et sinistre, çà et là de petits groupes de gens se serraient les uns contre les autres. Les conversations semblaient fiévreuses. Il se passait quelque chose. Ambroise s’était-il rendu au Palais ? y était-il encore ?

Alype décida de voir les choses de plus près, et il se dirigea vers le palais impérial ; ce n’était pas facile, car plus il approchait, plus dense était la foule.

Tranquillement il se fit un chemin en jouant des coudes. Et soudain il vit quelque chose qu’il n’oublierait jamais. L’évêque Ambroise marchait le long de l’avenue accompagné de son secrétaire, Paulin, et de trois autres ecclésiastiques. Et derrière eux suivait toute une armée.

C’était une armée sans armes, composée d’hommes, de femmes, riches et pauvres, jeunes et vieux, tous avec des visages graves et décidés.

Lorsque l’évêque avait quitté son palais épiscopal, un millier de personnes l’attendaient dans la rue et elles l’avaient suivi tranquillement, dans un silence absolu comme si elles faisaient partie de lui-même. Il s’était retourné et leur avait demandé de s’arrêter. Elles l’avaient écouté respectueusement, sans répondre, mais quand il avait repris sa marche, elles avaient repris la leur.

Et leur nombre s’était accru à chaque pas. Avant qu’il fut arrivé à mi-chemin du Palais, la foule comptait plus de dix mille personnes et elle augmentait encore, emplissant toute la largeur de l’avenue, et la fin de la colonne n’était pas encore en vue. Toute la ville de Milan semblait en marche…