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Prologue - L'abbé Gerin raconté par un paroissien

Prologue écrit par François Benjamin Dausse dans son livre de souvenirs de l'abbé Gerin, curé de la cathédrale de Grenoble et vicaire général du diocèse de Grenoble, mort en odeur de sainteté en 1863.

Prologue

Oleum effusum nomen tuum 1 !… — Votre nom, ô Jésus, est comme un parfum répandu !… Qu’il me soit permis de le dire : le souvenir de M. Gerin est aussi pour moi comme un baume.

Dieu sauve les peuples par les Saints : quel bonheur n’est-ce donc pas d’en connaître ; mais aussi quelle obligation, quand on a eu ce bonheur, de publier ce que l’on sait d’eux !… Déjà, hélas ! bien des amis de M. Gerin l’ont suivi dans la tombe, sans avoir rempli ce devoir. 2 Du moins, que ce soit un motif, un aiguillon de plus, pour les survivants, de mieux faire ! Le faisceau de leurs témoignages, joint aux faits dont il reste trace et aux écrits et lettres qui subsistent, pourra suffire encore, nous l’espérons, à un écrivain compétent, pour perpétuer l’apostolat du Saint.

On ne pouvait voir M. Gerin sans désirer de le voir sans cesse. Toute sa personne et ses moindres actes ; son visage angélique, son fin et doux regard ; sa voix tendre et belle ; ses manières affables, vives, franches, simples, modestes ; son esprit gracieux, prompt, juste, pénétrant ; son cœur affectueux et compatissant ; sa parole enfin et sa plume vraiment inspirées : tout en lui révélait un Saint. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, dès nos premiers rapports, je l’aimais déjà tant que j’aurais voulu, en effet, ne plus le quitter. Par malheur, il me fallait d’ordinaire vivre bien loin de lui ; mais le bon Dieu, qui compatit aux besoins de nos âmes, agréa mon désir et daigna me ménager de précieuses compensations. Pensant beaucoup à cet homme admirable, j’en parlais à ses amis en toute occasion, et cela m’a valu bien des renseignements essentiels, que ma mémoire, d’ailleurs mauvaise, n’a pourtant guère oubliés. Je vais mêler ces données à ce dont j’ai été témoin, et tout rapporter comme je l’ai vu, entendu, compris, retenu. On pourra vérifier, rectifier, compléter mon récit, et la vérité se fera jour, autant qu’il se peut ; car la vraie vie des Saints n’est connue que de Dieu et nous n’en avons jamais que la moindre partie, quand nous l’avons. 3 Ils font beaucoup en peu de temps, et il faut bien du temps pour recueillir ce qu’on en peut savoir, sans compter même leurs bienfaits posthumes que l’Église recommande de constater également. Aussi, leur véritable historien se fait-il parfois longtemps attendre. Je le croyais du moins, en venant de lire avec délices, un été, en Chablais, la belle Vie de saint François de Sales par son imitateur, le vénérable M. Hamon, dont l’œuvre magistrale a été composée plus de deux siècles après la mort du Saint. Mais ayant lu depuis l’Histoire, de Charles-Auguste de Sales, neveu, disciple et successeur du grand Évêque de Genève, j’ai reconnu mon erreur ; car c’est bien là la véritable Histoire du Bienheureux, etc., suivant son titre véridique. Jamais écrivain ne fera un portrait sur mémoires, comme un peintre en voyant le modèle.

En septembre 1844, étant venu à Grenoble pour y passer quelques semaines de congé dans ma famille, j’eus hâte d’aller voir M. Gerin, auquel je n’avais pu prendre jusque-là que de courts instants. C’était aussi l’époque de ses petites vacances, et Dieu sait comme il les gagnait tout le reste de l’année : nous ne lui laissions de répit ni le jour ni la nuit. Aussi, sans ces courtes vacances, où il visitait toujours sa vénérable mère, qu’il a eu le bonheur de conserver longtemps, 4 et quelque sanctuaire peu distant, 5 l’eussions-nous perdu bien plus tôt. Cette fois, il allait au loin, à Einsiedeln ; l’un de ses vicaires et un autre prêtre de ses amis l’accompagnaient. Touché de ma vive peine de le voir partir au moment où j’arrivais si empressé près de lui, il me dit vivement : Venez avec nous ! Je le pris au mot, et nous voilà, une demi-heure après, à nous quatre tous seuls, dans l’intérieur de la diligence de Chambéry, sur la belle route du Grésivaudan, par une journée magnifique. Le saint homme, qui passait presque sa vie entre les quatre planches d’un confessionnal, est ravi de respirer le grand air ; on rit de l’appoint du compagnon inattendu, bientôt on ne fait plus qu’un pour ainsi dire, et quel bonheur d’aller une fois de la sorte à Notre-Dame des Ermites !… Mais voici déjà la montée de Légala, 6 nous n’allons plus qu’au pas ; M. Gerin fait un grand signe de croix et les bréviaires s’ouvrent. C’est le tour du silence. Le recueillement du saint Curé est si vrai et si doux qu’il ravit et se communique, comme avait fait sa pure joie de tout à l’heure. La seule vue des Saints fait involontairement subir leur empire, sauf aux communards qu’elle irrite.

Cependant nous avancions, et, malgré les montées assez fréquentes, nous allions bon train pour l’époque ; la joie qui croissait avec l’intimité, et la prière qui rendait celle-ci plus profonde, se succédaient ; le temps passait vite. Aux repas, aux couchers, aux changements de véhicules, les petites mésaventures qui ne manquent guère en aucun voyage, nous faisaient rire un peu plus. Bref, jusqu’à la grande montée du port d’Ouchy à Lausanne, la charmante gaieté du Saint ne cessa pas. Mais là une dame, touchant à la quarantaine, vient précipitamment s’asseoir à son côté, dans l’omnibus. Ce n’est point aux autres prêtres qu’elle en veut, c’est au doyen, et la voilà qui le prêche. La foi suffit au salut, tel est le thème qu’elle rabâche avec une animation croissante. C’était évidemment une pauvre âme à laquelle une confession eût coûté. M. Gerin baissait les yeux tristement, feuilletant son bréviaire, sans pouvoir rien lire sous le feu roulant des apostrophes qui l’assaillaient et que son silence et son calme rendaient toujours plus vives. À la fin seulement il se borna à dire, avec une pitié et une douceur ineffables : « oui, madame, il faut la foi, mais avec les œuvres… » La prêcheuse en perdit la parole… Elle commençait pourtant à se remettre et à reparler, lorsque, Dieu merci, l’omnibus, au bout de sa course, nous débarqua sur la petite place Saint-François (car elle a conservé son nom), ce qui nous permit la fuite. Nous courûmes, en effet, au bureau des messageries de Berne, tout en plaignant la pauvre huguenote, et bientôt, de nouveau à nous quatre encore tous seuls dans la nouvelle diligence, la joie reprit son cours de plus belle.

Nous traversons Fribourg, Berne, nous suivons l’Entlibuch ; le paysage si frais et si riant, les beaux chalets si élégants et si bien tenus, les vergers délicieux qui les entourent, les costumes si nouveaux pour nous et si pimpants, tout cela continue à nous égayer, hormis M. Gerin. Car plus rien ne le fait rire, lui, et sa tristesse devient telle que nous le croyons indisposé. À la fin je lui demande ce qu’il a :

« Monsieur le Curé, la voiture vous fatigue ?

– Non, mon ami.

– Mais qu’avez-vous donc : de grâce, dites-le-nous ?

– Ce que j’ai !… Ah ! ce que j’ai… Eh ! ne voyez-vous pas tous ces visages ?

– Et que voyez-vous donc sur tous ces visages ?

– Ah ! ce que j’y vois !… J’y vois que l’Eucharistie n’a pas passé par là ! »

Mais nous rentrons en pays catholiques, et la joie revient et s’avive à la rencontre des pieuses troupes de pèlerins, allant comme nous, mais à pied, à la grande fête du célèbre sanctuaire, la fête de la Croix. Les hommes vont devant, les femmes suivent, et, tout le long du chemin, on prie, on dit tout haut le chapelet, ou l’on chante des cantiques. Tout à coup, d’un sommet couronné d’une Croix, apparaît l’imposante abbaye, le désert qu’elle embellit et sa vaste enceinte montueuse, vêtue de sombres forêts de sapin !… Comment à cette vue ne pas entonner tous quatre ensemble irrésistiblement le Magnificat ?…

Je ne parlerai pas de la solennité du 14 septembre à Einsiedeln, des quinze ou vingt mille pèlerins qu’elle attire chaque année ; de la nuit qui précède ce grand jour et que la foule des plus pauvres pèlerins passe dans la vaste basilique, ne pouvant avoir gîte ailleurs ; des prières à haute voix et des chants harmonieux qui ne cessent toute cette nuit, tantôt à une chapelle et tantôt à une autre ; de la longue salle des confessionnaux, au nombre, je crois, de quarante, et à peine suffisants ; des communions qui commencent bien avant le jour et ne finissent que passé midi ; des ravissantes mélodies de l’orgue sous ces voûtes multiples et sonores, formant comme une couronne colossale ; et, la nuit revenue, de la procession du Saint-Sacrement, des innombrables flambeaux qui le précèdent et lui font cortège, de l’illumination de l’immense place qui s’étale en amphithéâtre devant l’abbaye et où se déploient et serpentent les deux files lumineuses de cette procession sans pareille, où figurent et chantent des centaines de prêtres en surplis et toute la sainte communauté bénédictine et son révérendissime abbé ; enfin, du splendide reposoir où se donne le salut solennel, et de la gigantesque croix de feu qui brille tout au sommet d’un mont voisin et qui semble être au Ciel !… Quand le temps est serein et calme, comme il le fut pour nous, tout cela, en deux mots, fait oublier la terre. Je relèverai seulement que M. Gerin, au lieu d’aller au couvent, où les moines l’eussent comblé de prévenances et d’honneurs, se tint presque tout le jour au fond de la basilique, seul, au milieu des plus humbles pèlerins, dont l’ardente foi le ravissait. Ils étaient là à genoux, les bras en croix, fixant la Madone, la priant à haute voix, ou plutôt conversant cœur à cœur avec elle, longuement et la plupart les yeux pleins de larmes. Jamais M. Gerin n’avait vu tout un peuple si fervent : nos bien-aimés frères de Lorraine et d’Alsace le formaient en partie.

Quant à moi, c’était mon Saint qui me ravissait surtout. Je l’avais observé, épié déjà toute une semaine jour et nuit, et vu toujours bon, simple, aimable ; toujours doux, calme, patient, maître de soi ; ne se plaignant, ne critiquant jamais sans nécessité ; voyant ou devinant tout sans qu’il y parût, et même le faisant sentir sitôt qu’il le fallait ; ne parlant qu’à propos, naturellement et soudainement comme jaillit l’étincelle du choc de la pierre, et jamais pour parler, et jamais qu’avec une bonté, une grâce, une finesse, une onction et parfois une force indicible ; enfin imposant toujours le bien, la paix et faisant régner autour de lui une joie sereine et un bien-être sans nuage. Tel est l’homme que je cherche à rappeler, autant que j’en suis capable, parce que son souvenir est en effet pour moi comme un parfum répandu.

Le monde aujourd’hui, revenu à l’athéisme, est passionné à l’âpre et interminable étude de la matière, pour assouvir sa soif, sa curiosité, sa cupidité naturelles, pour gagner les biens passagers qu’il adore et jouir à son aise : mieux vaut ne pas négliger l’étude et l’imitation des Saints, qui sont à coup sûr ce qu’il y a de meilleur, de plus beau, de plus grand et de plus à considérer ici-bas, puisque Dieu a tout fait pour eux : Omnia propter electos !… « Que sert à l’homme de conquérir toute la terre s’il vient à perdre son âme ? 7  » Cette divine parole, répétée par un Saint à un homme de génie et d’immense ambition, prêt à s’égarer dans les trompeuses voies du monde, en a fait l’apôtre des Indes. Quel bonheur pour lui d’avoir connu et écouté ce Saint !… Quel bonheur pour des millions d’âmes !… Grave réflexion à laquelle ne peut nuire, je pense, ce délicieux avis du plus aimable des Saints :

« Ma Philotée, joignons nos cœurs à ces… âmes bienheureuses : car, comme les petits rossignols apprennent à chanter avec les grands, ainsi par le commerce que nous ferons avec les Saints, nous saurons bien mieux prier et chanter les louanges divines. 8 »

1 Ct, 1-2.

2 Nommément MM. Combalot, de Taxis, Michon, Mélin, etc. Il me faut ajouter à présent M. Orcel.

3 La vie des saintes est plus connue : douées de cœurs plus aimants que les nôtres, Dieu est bien plus prodigue pour elles que pour nous de faveurs insignes, que leurs guides les obligent à révéler.

4 Elle est morte à quatre-vingt-sept ans, le 15 juin 1861, moins de deux ans avant lui. Son père était mort en 1840, à soixante-sept ans.

5 Fourvières, la Louvesc, le Laus, la Salette.

6 À une lieue de Grenoble. (Une lieue égale 4,8 km, NdE)

7 Mc 8-36.

8 Introduction à la vie dévote, saint François de Sales. Une édition numérique est disponible aux Éditions Blanche de Peuterey.