Lituanie
Extraits de témoignages de chrétiens et de dissidents de la Lituanie, sous le régime nazi puis surtout sous le régime communiste
Vidmantas Valiusaitis
Directeur de journal
Les généraux se sont bien moqués de lui.
Comme tu le sais, la Lituanie a été incorporée à la Russie au cours du 18ème siècle, sous le règne de Catherine II. Au cours des siècles suivants, le pouvoir a mis en place une intense politique de russification. Pendant 40 ans, de 1864 à 1904, il était interdit de parler lituanien, et l’on a officiellement adopté l’alphabet cyrillique.
Au cours du 19ème siècle, on a essayé de « décapiter » le pays : seuls les médecins et les prêtres avaient le droit d’exercer leur profession en Lituanie ; le reste – ingénieurs, professeurs, scientifiques, artistes, etc. – a du émigrer en Pologne, à saint Pétersbourg ou à Moscou, dans les villes du Caucase ou d’Amérique du Nord…
Face à cette situation, les parents ont commencé à apprendre le lituanien à leurs enfants à la maison. Si tu visites le musée de Kaunas, tu y trouveras un tableau sur lequel on voit une paysanne du 19ème siècle, en train de filer la laine, avec un châle typique sur la tête. A ses cotés, il y a un enfant assis sur le sol, en train de lire un livre intitulé « Ecole lituanienne »
Grâce à la résistance passive d’une grande partie de la population, nous fumes une des rares nations européennes dans lesquelles on pratiquait la contrebande de livres. Quelques lituaniens, qui vivaient en dehors du pays, imprimaient des dictionnaires et des missels dans notre langue. Ensuite, de la main à la main, on les faisait venir jusqu’ici. Dans certaines régions, on distribuait des journaux clandestins écrits en lituanien.
La Lituanie moderne a commencé à se forger à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, lorsqu’un ingénieur, qui avait fait fortune en Russie en construisant des ponts, a osé porter plainte contre l’Etat à cause de l’interdiction de parler et d’écrire lituanien. Sur quels fondements juridiques – demandait-il – peut reposer cette interdiction ? Comme il n’y en avait aucun, bizarrement, il a gagné son procès, et il a créé un journal en lituanien – Les Nouvelles de Vilnius – pour renforcer notre identité en tant que pays.
Et pendant les deux premières décennies du 20ème siècle, en profitant de l’affaiblissement du pouvoir tsariste – qui avait de nombreux problèmes internes et ne pouvait plus exercer le même pouvoir monolithique des époques antérieures – on a vu apparaître des groupes d’art, de peinture et de musique avec un accent patriotique bien marqué.
En 1915, un an après le début de la 1ère Guerre Mondiale, la Lituanie fut occupée par l’Allemagne. A la fin de la guerre, un petit groupe politique a déclaré l’indépendance du pays, le 16 février 1918. (...)
Joana Pribusauskaité
Les trois grands problèmes de mon père
Mon père avait trois problèmes. Trois problèmes graves : il appartenait à l’ancienne noblesse lituanienne, il était propriétaire d’un champ de trente hectares, et – ce qui est le pire – en plus d’être bon catholique, il aidait le curé de la paroisse. Pour ces trois raisons, il fut déporté en Sibérie le 2 octobre 1951, à 45 ans, avec ma mère, 29 ans, et mes cinq frères.
Ils sont arrivés la nuit, comme d’habitude. Ils ont donné des coups à la porte, en criant : « Ouvrez, ouvrez ! » et plusieurs soldats de l’armée rouge ont fait irruption dans la maison, avec un civil qui avait la liste de ceux qui devaient être déportés. Cette liste avait été établie par les collaborateurs communistes locaux. Sur cette liste, il y avait les noms de mes parents et de mes frères, mais pas celui de ma grand-mère.
- Vous pouvez rester – lui dirent-ils.
- Non, répondit-elle. Je pars avec eux.
- Bon. Vous avez un quart d’heure pour rassembler vos affaires.
Mes frères ne comprenaient rien. Ma mère fit un baluchon avec les vêtements, elle a mis un peu de nourriture dans un panier, et discrètement elle a emporté quelques livres en lituanien.
- Ne prenez que ce qui est indispensable – disaient les soldats. – Vous ne devez emporter que ce que vous pouvez porter vous-mêmes.
L’un d’entre eux s’approcha de ma mère :
- Qu’est-ce que tu as dans ce sac ?
- les affaires des enfants…
On leur a ordonné de monter dans un camion, où il y avait déjà d’autres familles dans des conditions semblables. Le camion les a emmenés à la gare. Un grand nombre de wagons à bestiaux les attendaient, avec des petites fenêtres en hauteur avec des barreaux, que l’on fermait de l’extérieur. Ils se sont installés comme ils ont pu, entassés avec les autres familles.
Il faisait froid. Après une longue attente, le train a commencé à rouler, entre les cris et les pleurs. Ils n’avaient à manger, chaque jour, qu’un morceau de pain et une tasse de soupe très liquide. Ils ont réussi à faire un trou dans le plancher du wagon pour leurs nécessités. Et rapidement, la saleté et la puanteur sont devenues insupportables. Les personnes âgées et les enfants ont commencé à mourir, et les soldats les sortaient du wagon lorsque le train s’arrêtait. Si le climat le permettait, on jetait sur leurs corps quelques pelletées de terre ou de neige.
Où les emmenait-on ? Aucun soldat, aucun officier ne répondait à leurs questions. Ils ont rapidement compris la réponse, en voyant, pendant des semaines, le paysage de la Sibérie.
Les journées étaient de plus en plus insupportables. Pendant des jours et des jours, le convoi ne s’arrêtait que pour déposer quelques déportés dans des endroits solitaires ou des régions aux noms inconnus.
Le jour de la fête de saint Simon et saint Jude, le train s’est arrêté devant un quai. Ils ont demandé où ils étaient. Tomsk – leur a-t-on répondu – au sud de la Sibérie, au nord du Kazakhstan. Là, ils sont montés dans un bateau, qui a commencé à naviguer sur un fleuve interminable, à travers une immense zone boisée, entièrement gelée. Ils sont arrivés à un petit port. On leur a ordonné de descendre, et le bateau est immédiatement reparti en sens contraire, sans leur donner aucune indication. Et ils sont restés là, livrés à leur sort, sans savoir quoi faire, par -17 degrés.
Ils ne savaient pas où aller. Ils étaient épuisés à cause de la faim et des souffrances du voyage. Ils ont bien trouvé quelques cabanes, mais ils n’ont pas pu entrer, car il y avait déjà des familles dans la même situation. Ils ont passé là une journée, puis une nuit, puis le lendemain et la nuit suivante à chercher un refuge, complètement exposés au froid. (...)
Sigitas Tamkevicius
Archevêque de Kaunas
La Chronique continue de sortir ?
« Ils nous ont découvert » ai-je pensé, en 1983, le jour où j’ai reçu la convocation pour témoigner au procès de Svarinka. Comme je le soupçonnais et je le craignais, après l’avoir condamné, ils m’ont fait attendre pendant une heure dans la maison réservée aux témoins. Et lorsqu’il ne restait plus personne dans l’immeuble, un corbeau est venu me prendre, pour m’emmener au KGB.
En montant dans le fourgon, une pensée m’a soudainement donné des sueurs froides : je me suis rendu compte que j’avais dans mon sac un agenda avec des listes compromettantes. Je devais les détruire au plus vite, et je n’avais que quelques minutes. En profitant des moments d’inattention du policier qui me surveillait, j’ai réussi à arracher quelques feuilles du carnet, et je me suis mis à les mâcher, en remuant la mâchoire le moins possible, pour ne pas attirer l’attention. En arrivant devant la porte de la prison, j’ai mis dans ma bouche toutes les feuilles qu me restaient. Le garde a tourné la tête, et en voyant mes joues gonflées par le papier, il m’a dit, en cachant sa colère :
- C’est bon ?
- Non – lui ai-je dit, tout en m’efforçant d’avaler cela au plus vite. – Vraiment, non !
La destruction des listes me tranquillisa momentanément, même si les sous-sols de la prison, avec ses couloirs étroits, avec ses plafonds très hauts, mal éclairés par des ampoules blafardes, avec des taches d’humidité et la peinture qui s’écaillait de partout, n’invitaient pas au calme ou à la sérénité. On m’a pris en photo – une de face, et une de profil – et un agent a commencé à prendre note de mes données personnelles :
- Nom ?
-Sigitas Tamkevičius.
- Date de naissance ?
- 7 novembre 1938.
- Lieu de naissance ?
-Gudonys, Lazdija.
- Nom des parents ?
-Motiejus Tamkevičius et Anele Tamkevičienė.
- Profession ?
- Prêtre. Jésuite.
Il a levé la tête et m’a regardé. À la fin, ils m’ont conduit dans une cellule étroite, dans laquelle il y avait un lit métallique, une chaise et une table sommaire. J’ai dormi comme j’ai pu, et le lendemain, ils m’ont emmené au troisième étage pour m’interroger :
- Alors ! Nous avons là Sigitas – dit l’un des interrogateurs, avec ironie – l’un des promoteurs du Comité pour la Défense des Croyants, qui fait de la propagande anti-soviétique contre l’Etat !
- Je suis l’un des promoteurs du Comité, mais nous ne faisons pas de propagande anti-soviétique, et nous ne faisons rien contre l’Etat. Nous défendons simplement le droit de vivre conformément à nos croyances.
Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres. Huit agents, à tour de rôle, ont commencé à m’interroger de façon aléatoire, un jour oui, et un jour non. L’un écrivait mes déclarations, et deux autres se rendaient aux lieux que j’avais mentionnés, à la recherche de contre indications ou de témoins qui pourraient m’incriminer.
Je ne m’imaginais pas alors que l’interrogatoire allait durer… six mois ! Des heures et des heures de questions, trois jours par semaine, et une succession permanente d’interrogateurs gentils et méchants. Les uns me menaçaient, et les autres me disaient, sur un ton compréhensif et bienfaisant :
- Tu sais que si tu as besoin de quelque chose, tu peux le demander à ta famille. Ils peuvent t’envoyer jusqu’à cinq kilos de nourriture.
Je leur ai demandé un chapelet, un Nouveau Testament, et un appareil dentaire. Lorsque le paquet est arrivé, ils m’ont donné le livre et l’appareil dentaire, et ils m’ont même conduit à une clinique pour qu’on me le pose. Mais ils ne m’ont pas donné le chapelet.
- Il est interdit d’avoir à l’intérieur de la prison des objets avec des pièces métalliques.
Ils espéraient me détruire physiquement et psychologiquement avec ces interrogatoires interminables. J’ai réussi à résister, mais je comprends très bien qu’il y ait des prisonniers qui, sous une telle pression psychologique, perdent la tête ou sont si épuisés qu’ils sont disposés à signer n’importe quoi, pourvu que tout cela cesse. (...)
Saulius Matulevicius
Professeur d'Antropologie
le mot interdit
De temps en temps ma grand-mère organisait chez elle des réunions secrètes, dans lesquelles on parlait de choses mystérieuses à voix basse. Un jour j’ai découvert qu’elles avaient toutes un lien avec un mot interdit, que personne n’osait prononcer. J’avais entre quatre et cinq ans, et j’ai demandé aux enfants qui jouaient avec moi sur la place s’ils savaient quelque chose à propos de ce mot, mais personne n’a su m’en dire plus. J’ai deviné que ce mot était en rapport avec « faire des bonnes choses » ; mais c’était plutôt bizarre : je faisais des bonnes choses en attendant qu’il se passe quelque chose… et il ne se passait rien.
À la fin, je me suis rendu compte que ma grand-mère était en train de préparer ma sœur et mes cousines pour faire une chose qu’elles appelaient « la première communion » ; et un jour, à l’âge de six ans, elles m’ont dit que je pourrais faire partie de ce groupe, si j’apprenais quelques prières. Je les ai apprises, j’ai assisté à mon premier cours de catéchisme, et après m’être confessé, j’ai fais la Première Communion. « Mais tu ne dois rien dire à l’école » m’ont-elles répété plusieurs fois.
Je ne comprenais pas le sens de cette interdiction, mais j’obéissais. Jusqu’au jour où la maîtresse a demandé en classe :
– Alors les enfants, qui d’entre vous pense que Dieu existe ?
Elle avait dit le mot ! Elle avait dit Dieu ! Je suis restée muet, et je n’osais pas répondre. Et tout à coup une petite fille de mon âge s’est exclamée :
– Oui, Dieu existe !
La maîtresse s’est mise en colère et a commencé à crier toute une série d’arguments en faveur de l’athéisme. J’ai compris la raison de la prudence familiale et j’ai commencé à réfléchir à la question. Cette réponse viscérale – je m’en rends compte maintenant – m’a déplu profondément, même si, avec mes huit ou neuf ans, je ne savais pas quelles raisons on pourrait donner, pour ou contre, à propos de l’existence de Dieu. De toute façon, avec mon caractère plutôt rationnel, je pensais (et je continue de penser) qu’il faut réfléchir sur les choses, plutôt que de crier.
Jusqu’à dix ans, je me suis désintéressé de Dieu et d’une religion dont personne ne parlait.
Lorsque j’ai eu onze ans, mon père s’est mis à boire, et pour la première fois, je me suis posé la question du mal. Pourquoi Dieu, qui était si bon, permettait cela ? Et j’ai commencé à aller à l’église, de mon coté, en certaines circonstances.
Cela attira l’attention de mes parents, parce qu’ils fêtaient Noël, mais n’allaient pas à la messe. Leur formation religieuse se réduisait à ce que ma grand-mère leur avait transmis. De plus, pendant des décennies, aller à la Messe signifiait prendre un risque dont peu de gens étaient disposés à accepter les conséquences.
J’ai commencé ma propre recherche de Dieu. Quelques amis s’intéressaient à l’occultisme, à la théosophie d’Hélène Blavátskaya, au New Age… Ils m’ont prêté quelques livres. Je les ai lus, et ils ne m’ont pas convaincus. J’étais un adolescent qui pensait et écrivait beaucoup. J’aimais exposer mes idées sur une feuille, y réfléchir, faire mon autocritique, et voir comment je pouvais faire évoluer ma pensée. (...)
Andrius Navickas
Directeur de journal
Qu’est-ce que nous faisons ?
Après les présentations et les salutations, à la porte de son bureau de directeur du journal
– Entre, entre. On m’a dit que tu avais déjà parlé avec Tamkevicius et d’autres…
– Ça alors ! Tu es bien informé ! On voit que tu es directeur d’un journal…
– ({Rires}). Non, non, ce n’est pas pour cette raison. Pas uniquement pour cette raison. Dans un pays comme le nôtre, avec trois millions d’habitants, c’est facile d’être au courant. Assoies-toi où tu veux. Tu peux mettre le magnétophone ici. Ensuite je te parlerai de notre édition numérique. Mais… attends, je vais demander que l’on nous apporte quelque chose. (Il sort et reviens quelques minutes plus tard). De quoi veux-tu que nous parlions ? J’imagine que tu ne veux pas une autre histoire de Sibérie…
– Toi aussi tu es né là-bas ?
– Non, je suis de 72. Mes parents ont été déportés, et lorsque je suis né, cela faisait déjà partie du passé. Ils m’ont baptisé, bien qu’ils n’étaient pas spécialement croyants parce que, comme beaucoup de lituaniens, ils avaient une attitude ouverte vis-à-vis de la religion. Mais ce n’était qu’une attitude ; pas beaucoup plus. C’est pourquoi je suis jaloux de vous qui êtes nés et qui avez grandis dans des pays où il y a la liberté religieuse… Chez moi, on ne m’a pas donné de raisons, ni d’arguments pour croire, il n’y avait pas de livres dans lesquels je puisse conforter ma foi. Ils m’ont appris les dix commandements, deux ou trois prières, et point… tout cela était un peu léger, presque nul. J’aurais aimé avoir une expérience de Dieu un peu plus profonde pendant mon adolescence. J’allais à la Messe, mais pas toujours. Bon, mais de quoi veux-tu parler ?
– De ce que tu veux. De ton expérience personnelle, du panorama actuel du catholicisme en Lituanie…
– De mon expérience personnelle… J’ai au ma crise, comme tout le monde, jusqu’à ce que tu comprennes que ce sont des cadeaux que Dieu te fait pour que tu grandisses dans la foi. Mais je préfère que nous parlions de la Lituanie. Mon point de vue est celui d’un philosophe, parce que mon incursion dans ce monde de la communication est relativement récente. Je te fais mon curriculum : j’ai étudié la philosophie à Vilnius, et j’ai soutenu ma thèse de doctorat sur les droits humains en philosophie politique contemporaine. J’ai fais partie de plusieurs ONG et de quelques associations qui agissaient pour la société civile, mais je n’ai milité dans aucun parti. Je n’ai appartenu à aucun groupe de l’Eglise. Je dois une grande partie de ma formation spirituelle à un prêtre, Kestutis Dvareckas, qui m’a beaucoup aidé en tant que prêtre et ami. C’est grâce à lui que j’ai connu Dieu et que j’ai pris conscience de mes péchés.
Cette autoconnaissance est très importante, parce que tu sais que nous, les intellectuels, nous sommes particulièrement tentés par la vanité ; et si tu es chrétien, encore plus, parce que tu as la tentation de te considérer meilleur que le reste, et tu finis par penser que tu n’as pas besoin de te convertir, comme le fils aîné de la parabole ; et même tu en arrives à penser que tu as le droit d’être remercié lorsque celui qui était loin prend le chemin du retour… Oui, ça c’est la grande tentation : oublier que nous sommes pécheurs, et que notre chemin est toujours celui du fils prodige. Bon, mais j’allais te parler de la Lituanie… (Il reste en silence pendant quelques secondes).
… De toute façon, mon jugement sur l’état actuel du catholicisme dans ce pays est personnel, très personnel ; et tout ce que je dis, j’essaye – au moins je devrais essayer – de me l’appliquer à moi-même ; tout spécialement lorsque je te parle de nos faiblesses. (...)
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