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La vie d'Ernesto Cofiño

Extrait de la seconde lettre de José Luis Cofiño, écrite à ses enfants pour raconter la vie de leur grand-père. Nous sommes ici à Paris, où il vient d'arriver en 1919, pour ses études de médecine.

Il arriva en France, sous la pluie, l’après-midi du 10 septembre. Le paquebot accosta au Havre, pas très loin de Paris. Sans doute dès le lendemain, dans son train, il aperçut au loin la silhouette de la Ville Lumière, les tours de Notre-Dame, la coupole du Sacré-Cœur, la Tour Eiffel.

Terminus Gare d’Orsay1 ! Sous une splendide verrière et dans son français balbutiant, je l’imagine très bien en train de se renseigner sur l’adresse de son contact de confiance en Europe. Luciano Boudousse avait une affaire d’import-export à Paris et s’occupait des démarches financières d’un petit nombre de Guatémaltèques qui avaient des enfants en France.

Mon père, sans doute habillé comme il l’était ici, avec son panama et son sac des tropiques, léger, a dû attirer l’attention, immergé dans ce monde nouveau qui défilait sous ses yeux : les quais de Seine et sa foule grouillante, les stations de métro, le style Art-Déco, le brouhaha des étudiants du Quartier Latin.

Il n’en revenait pas. Tout était vrai ! Il était à Paris, la capitale du monde, là où l’on prenait les grandes décisions. Un mois après son arrivée, le 12 octobre 1919, le Sénat français ratifiera le Traité de Versailles, mettant fin à la Première Guerre Mondiale.

Il était heureux, alors qu’il ne connaissait personne, et qu’il se trouvait à des milliers de kilomètres de chez lui. Sous un soleil blafard, privé de notre luminosité éclatante, il se trouvait au cœur d’une ville aux immeubles spectaculaires, très souvent sous la grisaille, sous de gros nuages tristes. Un vent d’automne le plongea sans doute dans la nostalgie de notre éternel printemps.

Mes chéris, vous n’avez pas encore connu la solitude à l’étranger que grand-père décrivait dans sa lettre à sa sœur Clémen. « On est d’abord saisi par un désarroi qui tâche de vous décourager. On a alors qu’une envie : rebrousser chemin, tout quitter sur le champ, pour vivre heureux parmi les siens, avec ceux que l’on aime. »

Mais il lui fallut maîtriser ses émotions et s’adapter. Ce fut sans doute très dur. Dans la rue, on voyait encore des militaires anglais, américains et la ville, après tant d’années d’angoisse, se défoulait. Un désir fou, frénétique, de jouir de la vie.

Pour le romancier américain John Dos Passos, Paris était alors une ville en liesse, la Ville Lumière, la Mecque de la mode et du luxe, la capitale de l’art. Le rendez-vous des grands artistes. Dans les cafés à la mode, on trouvait Chagall ou Modigliani, assis à la table d’en face.

Cela dit, bien qu’il eût du mal à s’adapter, il fut conquis par les vertus des Français et séduit par l’ambiance culturelle parisienne.

« Je suis arrivé à Paris juste après la fin de la première guerre mondiale qui laissa exsangue le peuple français, qui petit à petit renaissait des cendres de la guerre.

Une aube nouvelle après des années de tempête. L’ambiance était à l’optimisme, dans l’espoir de ne plus jamais revoir cette barbarie. »

Il commença alors à préparer le P.C.N, son certificat d’études Physiques, Chimiques et Naturelles. Il aurait pu demander une équivalence, mais tout à fait conscient de la précarité de sa formation antérieure, il choisit d’approfondir ses connaissances et de passer cette épreuve. Imaginez le réalisme et la maturité qu’il faut avoir pour prendre une telle décision. « En effet – disait-il – ceux qui arrivent ici pour leurs études de médecine et qui, en présentant leur titre de bacheliers, se font dispenser du P.C.N, intègrent la Faculté, désorientés, sans parler la langue, sans méthode de travail, sans l’habitude de fréquenter les cours. »

Et sa vie d’étudiant partit du bon pied. Dans les amphithéâtres, le climat était exceptionnel. Après la longue parenthèse de la guerre, les cours reprirent en novembre 1919. Les nouveaux venus, parmi lesquels il y avait votre grand-père, côtoyaient des étudiants avancés qui étaient partis au front, des professeurs qui avaient été médecins-militaires et dont le cœur était marqué par les désastres du conflit. Tout cela fit que le travail universitaire prit une tournure pratique et réaliste.

La Sorbonne était – elle l’est toujours d’ailleurs – une prestigieuse université. Il suffit de visiter aujourd’hui le bâtiment de la Faculté pour apprécier le rang prééminent que la Médecine française occupait dans le monde. On traverse d’abord une vaste cour d’accueil. Après avoir gravi des escaliers d’apparat, flanqués d’une forêt de colonnes en porphyre, on arrive dans de magnifiques salons, avec un plancher en marbre et des murs parés de bustes de médecins connus, sous lesquels on précise que :

« Sous le règne de Louis XVI, on posa la première pierre de cet édifice, consacré aux études et à la perfection de la chirurgie. Sous les auspices du bien-aimé Louis, en l’an de grâce MDCCLXIX. »

Il n’y avait pas encore en France de CHU, de Centres Hospitaliers Universitaires. Très tôt, au début de l’année universitaire, le 19 octobre 1920, la Mairie de Paris signa un accord avec l’Université permettant aux professeurs de la Faculté de Médecine de devenir Chefs de Service des différents hôpitaux de la ville.

Un pas de géant, d’après les historiens de la Médecine. En effet, la santé française allait profiter des avancées scientifiques universitaires et les nouveaux étudiants de la Faculté – votre grand-père, entre autres – allaient bénéficier d’un enseignement clinique direct. Aussi, mon père expliqua que lorsqu’il réussit le premier concours dit de l’externat, il intégra « non seulement l’école de Médecine mais surtout l’hôpital ».

Cette année-là, il changea de résidence. Chez Monsieur Boudousse il y avait trop de gens originaires de l’Amérique Latine ; il se dit que jamais il ne maîtriserait le français, et il s’installa rue du Dragon, entre le Boulevard Saint-Germain et les rues du Four et de Grenelle.

Rue du Dragon. Une rue étroite, typique du Quartier Latin. Des immeubles à quatre ou cinq étages, des demeures aux grands portails. Sur les murs, des plaques rappelant des habitants illustres :

« Ici vécut Victor Hugo en 1821. Les Hugophiles »

Un peu plus loin, on se souvient de Georges Haussmann, le bâtisseur de Paris. Pas très loin non plus, on évoque Giono et Martin du Gard, deux grands écrivains.

José Maria, son père, votre arrière-grand-père, lui envoyait une lettre toutes les semaines. Je dis bien toutes les semaines, pour le tenir au courant des nouvelles de la famille et de la vie politique chez nous. Notre situation était relativement meilleure. Le Congrès avait destitué Estrada, déclaré fou, et ce vieux dictateur s’était retranché dans « la Palma », sa résidence, d’où il avait bombardé la capitale.

Carlos Herrera, un grand propriétaire terrien, autrement dit un latifundiste, dans la canne à sucre, lui succéda. Quelques mois plus tard, se tint au Costa Rica une Conférence qui créa la Fédération des Républiques Centraméricaines. Le vieux rêve centre-unioniste semblait se réaliser et le 15 septembre 1921, le Guatemala s’unit au Honduras et au Salvador pour ne former qu’un seul état – la República de la América Central – avec sa capitale à Tegucigalpa.

Mais ce fut cauchemardesque. Un coup d’état obligea Herrera à renoncer à sa charge. On instaura un triumvirat avec, à sa tête, Orellana, collaborateur proche d’Estrada qui rompit cette Union le 14 janvier 1922.

De 1921 à 1926, grand-père réussit le concours et, en médecin externe, il intégra les hôpitaux de Paris. Cet externe était un bon étudiant, très responsable. Ce qui n’était pas monnaie courante, je tiens à le souligner, dans l’ambiance frivole des années vingt, bohème et délirante.

C’était le Paris des années folles. Du fox-trot, de la java, du cancan. Des danses dont je vous apprends le nom, n’est-ce pas ? Pensez aux films de Maurice Chevalier, à ses claquettes, à son « Paris sera toujours Paris ! »

Mais qu’est-ce que je vous raconte là ? ! Maurice Chevalier ne vous dit absolument rien puisque pour vous les Beatles sont déjà préhistoriques !

Paris, splendide et débridé. La Tour Eiffel, illuminée avec cinq cent mille ampoules. Avec New-York, Paris était le symbole du progrès et de la modernité. Une modernité aux coutumes affolantes, sans aucun repère moral. Fort heureusement, – racontait sa sœur Uca – il ne se laissa pas entraîner par ce climat, par cette ambiance où « l’excès était devenu la mesure habituelle ».

Tante Uca ajoutait aussi « qu’il n’apprit pas les mauvaises choses que l’on apprenait là-bas. Il était dans la fleur de l’âge, sans être ni bigot, ni libertin, ni vicieux, sous aucun rapport. Il n’était donc ni immoral ni gaspilleur… ça, jamais ! »

Cette période fut pour grand-père un temps de travail intense, avec de grandes responsabilités.

Pardon, mes enfants, je me suis égaré. Je reprends le fil de cette ambiance où il baignait en 1926, quand il réussit l’Externat et qu’il se mit à préparer son Internat dans les Hôpitaux de Paris, la grande école de la Médecine française.

Être interne des Hôpitaux de Paris était, à l’époque, le rêve doré, la plus haute aspiration, d’un étudiant de Médecine. Toutes les grandes figures de la Médecine française du XIXe siècle avaient réussi cet examen qui jouissait d’un immense prestige en France et partout ailleurs.

Un concours typiquement français. Dès que les étudiants internes le passaient, toujours étudiants, ils assumaient la responsabilité d’un médecin. Ils devenaient pendant quatre ans des médecins-chirurgiens internes. À la fin de leurs études, ils présentaient leur thèse, dirigée par l’éminence scientifique de leur spécialité.

Grand-père releva donc ce défi tout en sachant qu’il était de taille. Un concours très dur avec très peu de postes à la clé – 70 en tout – pour des centaines de postulants qui s’acharnaient au travail, des années durant, cloîtrés dans leur appartement.

Il se présenta une première fois et il échoua.

Il se remit au travail. L’été, l’automne, l’hiver – puisque là-bas les saisons se succèdent, sans ce printemps éternel que nous avons ici –, grand-père, cloîtré dans la solitude de sa chambre, révisait mille et mille fois les matières de cet examen. Dehors, la vie parisienne bruissait !

(…)

*

Ma grand-mère partit à Paris, sans connaître un mot de français. Elle y resta un bon moment et s’en sortit, tant bien que mal. Son point de repère dans la rue était un magasin, avec, en devanture, une citrouille, à vendre à la découpe. Lorsqu’elle fut entièrement vendue, Clotilde paniqua. Elle tournait en rond dans le Quartier Latin, quand, fort heureusement, un gardien de la paix auquel elle tendit la carte où son mari avait écrit son adresse, la mit sur le bon chemin.

Pendant son séjour, ils sont allés à Lourdes. Que s’est-il passé là-bas ? Je l’ignore. Mais ce pèlerinage fut important pour mon père qui, jusque-là, n’avait pas montré un grand intérêt pour la religion. Or, après Lourdes, il y eut un « avant et un après » dans son âme.

(…)

*

Revenons à Paris pour y retrouver grand-père qui prépare son concours.

Il le passa pour la deuxième fois et fut admis à l’oral après trois épreuves écrites. On n’a pas de mal à imaginer sa joie.

Il affronta une épouvantable épreuve orale de cinq minutes !

Il échoua encore.

Il se cloîtra une troisième fois, croulant sous ses livres. Au bout de quelques mois, fin 1927, il tenta l’examen pour la troisième fois. Il fut admis à l’oral avec un 56/100. Désormais il était un médecin interne !

Sauf qu’en réalité il n’était qu’un interne-intérimaire puisque pour être interne titulaire, il fallait 56,5/100.

Qu’à cela ne tienne. 0,5 de plus ou de moins, il venait d’intégrer les Hôpitaux de Paris.

Son ancien camarade de lycée, le futur prix Nobel de Littérature Miguel Angel Asturias, était lui aussi à Paris à cette époque. Correspondant de notre quotidien El Imparcial, il interviewa grand-père. L’interview fut publiée à Guaté.

« Dernière réussite d’Ernesto Cofiño que j’ai tiré de son travail lors d’un rendez-vous concerté dès mon arrivée à Paris, mais ajourné jusque-là. Je suis allé le voir dans son petit appartement rue du Dragon. Après une longue accolade, je lui ai dit :

– Me voici pour un longuissime échange d’au moins mille cinq cents soirées de suite.

– De tout cœur, mon frère, me répondit-il. Mais de quoi allons-nous discuter pendant si longtemps ?

– De toi…

– De moi ?

Installés dans son canapé bleu marine, nous avons parlé de lui, du docteur Ernesto Cofiño, de l’interne des Hôpitaux de Paris.

– Te souviens-tu…

– Pas question de se souvenir de quoi que ce soit – continua Miguel Angel Asturias – ces souvenirs n’intéressent que toi et moi. Je suis là pour une interview. Je tiens à ce que le public du Guatemala, – ça te dit encore quelque chose, le Guatemala ? – apprenne que tu es le premier Guatémaltèque, et après le docteur De Bayle, le premier Centraméricain, à avoir décroché ce poste d’interne si convoité.

–…Et à quel prix, mon frère. J’ai consacré les meilleures années de ma vie à préparer cet internat de rêve. J’ai toujours pensé que si un diplôme de l’université de Paris est déjà très honorable, le rang d’interne est bien plus honorable encore.

– Un titre que tu es le premier à décrocher parmi nos compatriotes qui te succéderont à Paris. Ta réussite est incroyable. Elle montre le potentiel de la jeunesse guatémaltèque. Pour remplacer nos anciens, il nous faut être plus performants. Où travailles-tu maintenant ?

– Je suis responsable d’un service à l’hôpital des Enfants Malades. »

1 Cela semble peu probable que le train du Havre soit arrivé en gare d’Orsay. (NdE)