La victoire de Pâques
Extrait du 1er sermon pour le jour de Pâques prononcé par Mgr Chevrot, à l'époque curé de la paroisse Saint-François-Xavier de Paris
« Le Christ, notre Pâque, a été immolé. C’est lui l’Agneau véritable qui a ôté les péchés du monde, lui qui en mourant détruisit notre mort, et en ressuscitant répara notre vie ». (Préface pascale.)
Pâques, la fête des fêtes, la solennité des solennités, n’est dignement célébrée que dans la joie. L’Église veut entendre nos acclamations : « Réjouissons-nous, répète-t-elle à satiété, et livrons-nous à l’allégresse ! » Nos frères orientaux se saluent en ce jour avec les paroles mêmes de la liturgie : « Christ est ressuscité ! – Il est vraiment ressuscité. »
Avouons que dans nos pays nous ne manifestons pas pareillement notre bonheur. Tandis qu’à Noël les fidèles qui entrent à l’église ou qui en sortent, échangent spontanément des sourires et des souhaits, au matin de la Résurrection ils ne donnent pas l’impression de respirer dans une atmosphère de victoire. Leur maintien est grave. On les sent préoccupés surtout d’observer le « devoir » de la communion pascale. Faut-il donc prendre un air triste pour remplir le plus doux des devoirs, pour s’unir dans le repas eucharistique au triomphe de Jésus-Christ ?
– Non, catholique, mon frère, ne dites pas : je viens « faire mes pâques » (qu’il semble mesquin en un tel jour ce ridicule possessif) ! C’est votre communauté paroissiale, cellule de l’Église universelle, qui va célébrer la victoire de Pâques. Dans la lecture de l’épître, le sous-diacre répètera le mot de saint Paul : Itaque epulemur. Le sens de ce verbe n’est pas douteux nous le retrouvons deux fois sur les lèvres du père, dans la parabole du fils prodigue : « Festoyons, faisons grande chère, car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie. » Epulemur. Quittez ces mines moroses. Prenez un air de fête pour chanter la gloire du Christ ressuscité, qui nous nourrit de sa chair divine, afin de nous ressusciter avec lui.
Écoutez en quels termes un prêtre romain du IIIe siècle, saint Hippolyte, saluait ce mystère de notre foi : « O Crucifié, meneur de la danse divine ! O fête de l’Esprit ! Pâques divine qui descends des cieux sur la terre et de la terre remontes vers les cieux ! Solennité nouvelle ! Assemblée de toute la création ! O joie universelle, honneur, festin, délices par quoi la mort ténébreuse est anéantie, la vie prodiguée à toute créature, les portes du ciel ouvertes ! »
La préface pascale a rassemblé les motifs de notre joie en quelques phrases d’une frappe merveilleuse et d’une inspiration toute biblique. Le cœur tendu vers le ciel, nous rendons grâces au Seigneur notre Dieu avec une ferveur sans égale, en ce jour où le Christ, notre Pâque, a été immolé.
Pascha, ce mot signifie « passage », le passage de Dieu parmi nous et notre passage vers Dieu. La résurrection de Jésus est le point culminant des desseins rédempteurs que Dieu formait de longue date. L’une des premières, étapes du salut de l’humanité avait été la délivrance du peuple d’Israël asservi aux Égyptiens. Tous les ans le peuple élu commémorait ce « passage du Seigneur » qui, pour faciliter l’évasion des captifs, avait frappé les aînés des familles égyptiennes, et protégé les maisons israélites dont les portes étaient marquées du sang d’un agneau. En vain les armées du Pharaon avaient-elles tenté de rattraper les fugitifs : elles furent englouties dans les eaux de la mer Rouge. Celles-ci s’étaient écartées pour livrer « passage » aux enfants d’Israël que Moïse allait conduire vers la Terre promise.
Notre pâque, pascha nostrum, est le passage, plus prodigieux encore, du Seigneur Jésus-Christ, chef de l’humanité qui, en quittant la terre pour se rendre au ciel, nous affranchit de la tyrannie de Satan et nous introduit dans notre vraie patrie. Notre pâque, c’est l’antique nuit baptismale au cours de laquelle les pécheurs, plongés dans l’eau où ils auraient dû trouver la mort, remontaient de la piscine à l’heure où Jésus sortit de son tombeau. Notre pâque, c’est le sang du Christ immolé qui nous a valu le salut. L’agneau pascal que les Israélites partageaient dans un repas sacré en action de grâces de leur délivrance passée, n’était que la figure de l’« Agneau véritable », dont le sang nous a rachetés et que nous prenons en nourriture dans l’Eucharistie, sacrement de notre rédemption.
Contiendrons-nous notre joie ? Nous étions de malheureux captifs, assujettis à Satan, et Jésus-Christ a ouvert les portes de notre prison. Il nous a fait passer du camp de concentration au pays de la liberté. Nous étions des naufragés voués aux abîmes infernaux et, tandis que nous nous débattions sur les eaux du déluge en d’inutiles efforts, le bras d’un passeur intrépide nous a saisis et nous a arrachés au gouffre. Notre libérateur, notre Passeur, c’est le Christ qui s’est immolé pour nous.
L’issue glorieuse de son sacrifice nous a fait passer du péché à l’amour, de l’ombre à la lumière, de la mort à la vie, de la vie naturelle toujours tributaire de la mort à la vie surnaturelle qui ne connaît plus de déclin.
C’est lui, continue la préface citant maintenant l’oracle de Jean-Baptiste, l’Agneau véritable qui a enlevé les péchés du monde. Entendrons-nous sans frémir cette sentence de pardon ? N’allons-nous pas crier bien haut notre gratitude ? Nous habitions un monde pécheur, où tout homme venant à l’existence était impuissant à secouer cet héritage de péché. Et voici qu’en un jour, en un seul jour, l’Agneau de Pâques a fait disparaître tous les péchés du monde. « Le Christ innocent a réconcilié les pécheurs avec son Père. » Dieu n’a plus aperçu un seul péché sur la terre. La malice irrémédiable de tous les péchés du monde a été dépassée par l’excès d’amour de notre Sauveur, entraînant dans son sillage la générosité des pécheurs convertis. « Où le péché avait abondé, la grâce a surabondé. » (Rm 5, 20) Dieu considère désormais la race des hommes dans la personne de leur chef, son Fils, infiniment obéissant et aimant.
Sommes-nous tout de bon affranchis de la servitude du péché ? L’argumentation de saint Paul est péremptoire. La mort enseigne-t-il, est la conséquence, le « salaire » du péché : c’est par le péché d’un seul que la mort a envahi l’humanité tout entière. Or, au matin de Pâques, la mort a été détruite. Puisque le châtiment est annulé, c’est donc que la faute est effacée. Notre préface emprunte de nouveau le langage paulinien pour détailler la victoire pascale de Jésus-Christ.
C’est Lui qui en mourant détruisit notre mort. Par suite de la révolte d’Adam, nous étions dépossédés de l’éternelle intimité que Dieu nous avait gracieusement destinée. Nous étions réduits à remâcher dans une perpétuelle amertume le souvenir de notre déchéance et le regret du paradis à jamais perdu. La mort, qui dissocie nos corps comme elle le fait de l’herbe des champs, était aux mains de Satan l’arme par laquelle il nous privait infailliblement des privilèges inouïs dont Dieu nous avait favorisés. Plus de ciel pour l’homme, plus de vie avec Dieu.
Mais le Fils de Dieu, devenu l’un de nous, a vaincu la mort invincible, et il l’a fait en mourant comme l’un de nous. Certes il pouvait rentrer dans sa gloire en esquivant la mort (ainsi qu’il advint à Élie) : en ce cas, il échappait à la mort, mais celle-ci conservait son empire sur le reste des hommes. Pour la « détruire », un homme devait l’affronter, desserrer son étreinte, lui arracher son dard.
La séquence de la messe de ce jour nous fait assister au « duel stupéfiant » qui se livra entre la Mort et la Vie dans le champ clos du sépulcre de Joseph d’Arimathie. Notre passeur, le Christ, s’étant immolé sur la croix, est allé provoquer la Mort dans le domaine obscur où elle détenait ses victimes. Le ciel et l’enfer marquent les points de cette lutte gigantesque qui ne dura pas moins de trente-six heures. Mais au matin du troisième jour, l’Auteur de la vie, ayant brisé les chaînes dans lesquelles il était enserré, avait terrassé la Mort et l’avait mise hors de combat. La mort corporelle, sanction de la faute d’Adam, était abolie.
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